Magali Brénon & Nicolas Tourre
L’ÉCARTJe suis un outil de travail, une chose curieuse. Je suis le lac ouvert d’une fissure éruptive sur le trajet d’un cours d’eau, né de la chute d’une nappe sur la fusion des roches. Dans la chambre d’explosion j’ai coulé ; j’ai vu les effondrements circulaires du socle où je me reposais. Éruption phréato-magmatique. Expression : panaches éphémères ; surface arrachée. Mon corps épouse à présent le lieu du contact, une dépression au ras du sol et de plusieurs hectares, vestige d’une rencontre explosive.
Je suis une eau dormante, vouée à disparaître ? Je suis une eau stagnante, vulnérable et peu profonde, solide l’hiver dans son intégralité ; variable. Je m’épaissis, m’opacifie, j’en perds la vue.
Comment choisir ce qui m’arrive ? Un craquement de banquise ou les assauts du vent ? Opter pour la fissure et la béance soudaines. Pour les icebergs, les souterrains. Choisir la fracture, le morcellement. Puis la réduction, la fonte ; la disparition. Effacement des reliefs, des routes ; défaillance des sources ; suppression du paysage.
Écouter les faux silences qui peuplent ma maison et donner corps à mes fantômes. Ouvrir les pièces refermées sur les splendeurs et les atrocités. Desserrer, désunir, diviser, détisser les liens inventés. Entailler les modèles, les archétypes et les copies ; inciser les croyances et les images, renverser les idées, fendre les blocs, dévaster les lieux communs, retourner le terrain, tomber en ruines.
Sur le champ de bataille je vide mes poches et je descends dans une eau échauffée par des filets souterrains de lave. Partout autour de moi, des pensées sauvages. Mon incorrection est impardonnable, mes écarts de langage, mon entorse au régime… Je me déleste, je vide mes poches et je jette à l’eau mes pensées pour qu’elles infusent ; ne pas rester sans voix, dans l’extinction d’un sommeil écarlate.
Je me détends ; dans le vent tiède quelque chose cède. J’écoute ce qui résonne dans ce lieu ouvert, offert, ce lieu à l’air libre et aux tapis d’herbes, aux lacs et aux cascades, aux ruisseaux perdus. J’écoute les murmures. D’être sortie des eaux je ne mourrai pas ; je suis en vie. Comment abattre les dernières résistances ?
J’appartiens au monde sauvage ; je partirai à sa rencontre. Jusqu’au non-sens j’épuiserai la substance des mots. Qui suis-je ? Je marche dans les bois et je suis désorientée mais je n’ai pas peur. J’entre dans la distance, dans la possibilité d’une erreur, et, dans l’écartement, je cherche. Le triangle n’est pas fermé ; son style est formé d’éclats. À l’origine, il n’y a rien d’original ; je cherche des échappées, un point de vue. Je cherche dans ce qui sépare, dans ce qui tombe, je cherche dans l’insu, dans le lavé, relavé, délavé et essoré ; je choisirai dans ce qui choit. Je fouillerai les béances, j’écarterai les bords pour regarder à l’intérieur.
Tendue comme un arc me voilà face à la réserve. Franchir la retenue, passer à travers les mailles du filet ? Traverser la vallée par la surface, nager au-dessus des villages engloutis ? Sur ce lac d’artifices, qui me mène en bateau ?
Relâche.
Du temps, à plus d’un titre.
Je fais flèche de tout bois, je laisse faire, j’ai plus d’une corde (vocale).
Magali Brénon